Témoignages

Sophie Geoffrion -Philosophe praticienne, comment fait-elle grandir par le questionnement les Digitale Natives et accroît ainsi le champ des discussions possibles ?

Sophie Geoffrion est philosophe praticienne, conférencière, membre du conseil scientifique du festival Philosophia, co-fondatrice du Prix Philosophia Jeunesse. En 2015, elle ouvre un cabinet de philosophie où elle reçoit en consultation des adultes. Elle est aussi la créatrice de Philoland, un espace dédié aux interfécondations entre les arts et la philosophie. Notamment elle organise des ateliers avec des jeunes enfants pour les initier à la réflexion philosophique. Durant le confinement dû à la Covid19, à titre de prévention de l’effet anxiogène, elle a animé des sessions de réflexions philosophiques pour enfants via Skype.

Vous animez des ateliers de philosophie avec des enfants dès qu’ils s’approchent de l’âge de raison. Les Parties Prenantes  d’une négociation vivent souvent de tels enjeux et passions  au cours de leurs échanges qu’ils ont souvent toutes les peines du monde  à échanger des paroles  intelligibles et à construire des raisonnements partagés. Comment pratiquez-vous lorsque vous initiez vos jeunes participants à la discussion philosophique ?

D’abord je me qualifie de philosophe praticienne. J’instruis sur le terrain mes interlocuteurs à la rigueur du raisonnement. J’initie dans mes groupes la circulation d’une parole adossée à la pensée rationnelle. Je comprends parfaitement  pourquoi une telle praxis appliquée à des groupes d’enfants, à défaut d’être transposable telle quelle  dans une séance de Négociation Responsable soit  utile pour qu’une controverse devienne un lieu de rencontre entre des arguments sensés.  Si on réussit à faire pratiquer  à des adultes ce que j’initie dans un groupe de scolaires  ou en « tout public »  alors il sera plus aisé de faire identifier par les négociateurs leurs propres points d’accords autant que de faire respecter leurs divergences modérées ou radicales. Ainsi, a minima, pendant le temps de l’échange, un espace d’écoute de tous les points de vue aura été créé.  Le maximum  de sujets  exprimables par les participants auront été exprimés avec de meilleures probabilités d’être entendus. Par cette socialisation dans un cadre nourri par la philosophie, une dynamique inclusive que vous recherchez dans la Négociation Basée sur les Intérêts Globaux aura eu lieu avec des bonheurs et des regrets divers comme cela se produit lors de mes séances.

En toute négociation et je n’oserai ajouter de tout temps et en tous lieux, d’abord parce que  cela est faux pour nombre de débutants en l’art de négocier, une attention méticuleuse est apportée au cadre où se déroulent les échanges. Chacun, empirement, sait que les modalités de la discussion comme le lieu qui est choisi, les présents à la table et la durée des rencontres  autant que la définition de  l’ordre du jour, par exemple, pèseront en faveur ou non d’un dénouement ; seuls les plus avertis savent  optimiser leurs chances  en s’attachant à négocier ce cadre en fonction de leurs intentions. Cette négociation des conditions de réalisation de la négociation, cette méta-négociation détermine fortement les contenus et la nature des échanges. Quels sont les points en amont et au début de vos causeries philosophiques qui œuvrent à la réussite d’une rencontre ? 

D’abord je ne suis pas certaine que je négocie avec mes groupes comme j’ignore si négocier est un terme adéquat lorsque je tiens mes consultations individuelles….

Vos coachings ?

Mes séances d’entretien individuel  sont aussi des lieux où je tiens à la rigueur d’un cadre philosophique. Je suis au service de cette rigueur. On ne nait pas philosophe. L’apprentissage d’un échange philosophique ne se fait pas par génération spontanée. Cette capacité à lire un support, écouter un texte, structurer ses questionnements à la suite de ceux qui nous ont précédés et de nos contemporains peut-être un acquis pour les Digital Natives. D’évidence, au vu de mes ateliers, mes participants s’en trouvent enrichis lorsqu’ils s’essayent dans un cadre philosophique dans lequel je postule à en être la messagère ou la médiatrice.

Vous imposez vos conditions de débats ?

La philosophie comme la philosophe ne cherchent pas à convaincre mais à être convaincue. D’entrée de jeu il convient de proposer des conditions d’échange qui respectent les principes fondateurs de notre discipline millénaire dont le corpus est solide. Vous, pendant votre méta-négociation vous avez à prouver le bien-fondé de votre Négociation Responsable tandis que poser les premières bases d’une séance philosophique avec des enfants ou avec  une personne qui vient consulter à mon cabinet est plus aisé.  En ces deux situations, chacun est d’accord pour avoir le droit à prendre la parole librement, la fameuse isègoria, et à exprimer  son point de vue comme il l’entend selon le principe de la parrhèsia  qui autorisait le citoyen à être radicalement lui dans l’agora d’Athènes. Le prérequis en notre  démocratie représentative est là  pour  que ces deux premières conditions soient acceptées. Toutefois il faut se garder de céder à la spontanéité de la parole et donc au bavardage. Une expression philosophique est la conséquence d’une idée en soi. Elle nécessite un temps de réflexion c’est une parole qui engage le sujet. Elle est pensée donc non spontanée. Dans l’institution et notamment à l’école, il y a des obstacles à s’affranchir pour parvenir à dégager un espace original d’échanges raisonnés et créatifs. Votre NBIG y est aussi confrontée dans le milieu des affaires et de l’entreprise ou de la diplomatie.

Au sein d’une négociation familiale il y a aussi des interdits à lever pour mettre à plat les points de vue de chacun afin de permettre au plus créatif de formuler un compromis qui soit acceptable par toutes les parties concernées. A quels détails attribuez-vous une grande importance tant nous savons que  lors du lancement d’une négociation, le diable peut être vu par certaines Parties Prenantes dans le moindre détail ?

Le diable en effet dort dans le moindre ressort de la boîte de Pandore. Par exemple, je m’attache à ce que les maîtresses se tiennent à l’écart de mon groupe afin que leur langage non verbal et leurs émotions ne soient pas en prise directe sur leurs élèves. Ceci est important afin que l’espace d’improvisation créé ne soit pas vécu comme une répétition du temps de l’école où les règles habituelles s’exercent. A l’école, les élèves souvent doivent apprendre et retranscrire un savoir soumis à une sanction : la note. L’évaluation est présente. En philosophie elle n’existe pas, pas plus que le jugement de valeur. On pense et émet un jugement d’une autre nature, un jugement rationnel. Il s’agit de l’apprentissage de l’esprit critique.

Vous voulez dire que notre cadrage d’une Négociation Responsable doit faire intérioriser aux participants le message qu’une zone de convergence est ouverte où les rituels habituels  d’échange de la parole ne seront pas reproduits tels quels…

C’est vous qui le dites….

Il est en effet nécessaire d’annoncer que les portes habituelles du dialogue seront plus fortement poussées pour ouvrir sur une séance où il se dit ses choses plus impliquantes. Notamment il faudra préparer les auditeurs les plus fragiles à écouter des questionnements gênants et à oser poser des questions qui sont déconcertantes pour soi-même. Philosopher, c’est s’augmenter d’abord par le questionnement. Le numérique prétend à un homme augmenté par les importations de technologie dans sa vie, la philosophie aspire à parfaire la problématique que chaque personne vit au quotidien. Pour accroitre l’effet performatif de la Négociation Responsable dès les premiers échanges, il me semble important d’éveiller les participants à la nécessité d’accroître leur qualité du questionnement durant les réunions. Surtout ceux ayant le plus de certitudes. Les enfants sont motivés à étendre leurs questions à partir du moment où un garant leur apporte la sécurité de pouvoir le faire, d’y être assistés sans y être gentiment aidés comme peut le faire une maîtresse qui peut devenir alors inhibante, ni bien sûr être moqué comme cela est un automatisme dans les réseaux sociaux. C’est difficile pour un enfant d’écouter ou de formuler pour la première fois une question qui lui fait voir le monde avec d’autres horizons dont certains aspects peuvent être effrayants. Le parallèle est tout tracé avec la négociation, certains questionnements, juste esquissés impliquent des bouleversements dans les équilibres. Le seul fait de prononcer cette interrogation appelle immédiatement à d’autres accords dont certaines personnes concernées ne voulaient ou ne veulent en entendre parler.

Accordez-vous beaucoup d’importance au moment où se déroulent vos ateliers ?

Pratiquer la philosophie sur le terrain impose ses exigences qui se rappellent à nous et qu’il convient d’inclure dans le cadre. Dorénavant je refuse de planifier un atelier le vendredi après-midi. Bien que je puisse en donner des raisons rationnelles, je sais que ce créneau horaire, comme d’autres fonctionnent mal dans l’institution scolaire quel que soient les aménagements apportés. Sauf urgence, il vaut mieux oublier ces heures ou certaines dates. Je m’ajuste aux autres en face de moi, je pratique une philosophie sur-mesure mais en fin de semaine, les enfants sont fatigués et n’ont pas trop la tête à penser. Je dois en tenir compte. Il est de même d’autres conditions temporelles lorsque je vais animer des séances dans les pénitenciers. Quelle est la durée idéale ? Quel jour ? Quelle périodicité ? Ces questionnements valent aussi pour mes animations à distance que j’ai commencées à réaliser par Skype ou Zoom  lors du confinement  dû à la Covid.

Ce transfert de votre pratique en présentiel  en une réalisation à distance est-il  bénéfique ? Les manques  d’interactions physiques entre vous, référente de la bonne tenue d’une discipline philosophique, et les enfants sont-ils compensables par  une communication vidéo ?

A ma grande surprise l’expérience est durable.  Je l’ai intégrée dans mon dispositif. J’étais réservée à l’utilisation des technologies de l’immédiatique dont, le moins que l’on puisse dire selon les études récentes des neurosciences, c’est qu’elles ne semblent pas inciter à l’expression respectueuse de chacun ni à la mémorisation des thématiques entrevues ou traitées sous le flot permanent des interactions numériques. Je me suis convaincue de solliciter cette dimension numérique, d’abord, par le fait qu’il était nécessaire d’introduire dans cet état de confinement, un outil qui serait susceptible d’aller à la rencontre de la peur que les enfants ressentaient dans cette situation d’enferment inédit. En effet beaucoup de leurs automatismes de régulation qui passent par l’école et le jeu collectif avaient disparus. Ils ont  vécu une petite mort du corps social. Les ravages sont douloureux. Les jeunes vivent à l’arrêt, ils sont comme paralysés dans leur élan. L’expérience on-line a permis d’insuffler une dynamique existentielle, une liberté et des débats nourrissants et constructifs. Le numérique n’isole plus, enfin il réunit. De plus cela permettait d’offrir un soutien aux parents qui faisaient face en continuité à la gestion de l’emploi du temps de leurs enfants et leur éducation scolaire alors qu’ils n’y étaient pas préparés s’ils n’avaient pas un métier en relation avec la pédagogie.

Y avait-il d’autres règles à respecter dans ce travail à distance ?

En ce qui concerne les parents, bien que cela soit plus délicat qu’avec les institutrices, je demandais aussi que les enfants soient seuls devant leurs écrans avec moi. Mais pour le reste  j’opérai de la même manière.  La question de la Peur était donc souvent au centre des discussions. Mais, apparemment, cela est aussi souvent le cas dans beaucoup de négociations bien que les masques des participants adultes en atténuent l’expression.  Dans mes groupes en présentiel je suis très vigilante au langage non verbal, c’est-à-dire que j’incite à ce que chacun regarde celle ou celui qui parle, que l’on ne se coupe pas la parole pour que la construction du discours soit privilégiée  par rapport au réflexe du mot jeté en pâture. Tout cela est reproductible à travers les écrans. D’ailleurs, comme pour mes consultations individuelles dont je continue d’en tenir une partie à distance, certains enfants sont plus participatifs et vont plus loin dans leur entretien avec moi par Skype ou Zoom.

Quels points de repère qui sont issus de vos  travaux pouvez-vous conseiller aux promoteurs de la NBIG lorsqu’ils entrent dans un round de négociation ?

En parlant du cadre, le premier aspect auquel je pense est le libre choix des sujets, mais à partir de documents que je propose  et qui cadencent la séance. Ainsi je démarre par le fait de demander à chacun de choisir un sujet, un thème ou  une question et nous votons.

On pourrait aussi penser à un tirage au sort  entre plusieurs propositions éligibles à l’objectif poursuivi comme dans la démocratie athénienne …  

Dans mes interventions de Philothéâtre  c’est une courte pièce ou une saynète qui est proposée par mes comédiens, mais le point de démarrage peut-être la lecture d’une fable de Schopenhauer par exemple. L’important, c’est que ce soit les enfants qui choisissent la question initiale. Ainsi l’objet de la discussion est lancé en adaptation avec l’état du groupe ou des personnes qui sont les plus sensibles. Ensuite le chemin parcouru est livré à ce paradoxe d’une improvisation permanente qui soit conforme à ce que j’entends comme rigueur philosophique. Puis, je peux relancer la discussion par des apports nouveaux de textes ou de mini-représentations théâtrales avant de conclure par un bilan écrit ou par un dessin. Ce dernier temps de retour sur ce qui a été exprimé permet de valoriser la pensée de chacun. En Négociateur Responsable, il me semble que vous ayez également à vous préoccuper des supports qui, en face à face ou à distance, aident à penser selon votre concept  de Négociation Basée sur les Intérêts Globaux. Ces rappels accompagnent vos débats en recentrant la controverse autour de la méthode préconisée qui est sensée faire mieux vivre ensembles des personnes totalement différentes.

In fine votre intérêt  dans vos interventions est d’entretenir et d’enrichir les Communs Philosophiques auxquels vous êtes attachée.

Il y une efficacité dans la pratique philosophique. Elle est, au moins, complémentaire à toutes les approches traitant du soin à la personne lorsque celles-ci ne trouvent pas  de solution toute faite ou originale à leurs questionnements, ce qui les soumettent à la souffrance de différentes nature et intensité.  Selon toutes les étapes de la vie une acculturation à la  philosophie permet d’élargir le cadre de sa pensée et donc d’y inclure des solutions nouvelles qui étaient  du domaine de l’impensé précédemment et que souvent, jusqu’à ce questionnement philosophique, nous prenons comme du registre de l’impensable. Que ce soit la personne qui travaille, le parent, l’enfant  ou le prisonnier  la concertation des points de vue  avec méthodes et rigueur ouvre sur une meilleure identification des compossibles.

Une de nos références en Négociation Responsable (Daniel Mermet) nous avertit que la plus délicate négociation  à mener  lorsque nous sommes plongés dans des débats avec des Parties Prenantes radicales est celle qui consiste  à négocier avec soi-même pour changer de point de vue et aménager ses certitudes. Convaincs-toi toi-même de la valeur des arguments et des questionnements adverses devient alors la clé d’une sortie de l’impasse.  Quels ressorts philosophiques pratiquez-vous avec les enfants et les  adultes  pour favoriser l’assouplissement des certitudes personnelles ? 

Tout simplement ne pas avoir de certitudes. Des convictions, des valeurs oui mais des certitudes ou des évidences non. Elles n’existent pas en terre philosophique. J’aimerai bien parce que c’est plus reposant, mais non. Tout n’est que démonstration, construction ou reconstruction. Je dois insuffler cette idée du mouvement, de la nuance, de l’étonnement permanent. Parce que  c’est cela la philosophie. La solution, comme la certitude est la mise à mort du questionnement. D’autre part, je me positionne dans mon travail de praticienne comme une improvisatrice et une traductrice, ce qui ne signifie pas que je suis une graine au vent, mais au contraire que je suis fortifiée et augmentée par le dialogue qui se fait. Mon exigence passe par le souci de pointer une contradiction, de lever un paradoxe, de clarifier, de préciser. Exigence vis à vis de moi-même et des autres, bien évidemment. Autrui n‘est-il pas le médiateur entre moi et moi-même ?