« Ours is an age of negotiation. » L’assertion de William Zartman date de près de cinquante ans ; elle est plus que jamais d’actualité. Elle impose aux analystes une double tâche articulée : penser cette négociation généralisée, la conceptualiser d’une part, et outiller celles et ceux dont elle est le métier, d’autre part, se révélant une nécessité ou une façon de parvenir à leurs objectifs.
L’ouvrage de Julien Viau, Héla Sassi et Hubert Pujet répond à ce cahier des charges ; c’est là son premier mérite, et il est d’importance, tant il est urgent de renouer avec une certaine tradition française, qui s’est épanouie au XVIIIe siècle, quand les théoriciens de l’époque, de François de Caillères à Antoine Pecquet, forts de leur expérience de diplomates et de conseillers des princes, rédigeaient de précieux manuels sur l’art de négocier, diffusés et lus partout en Europe parce qu’il fallait, comme l’écrivait Richelieu dans son Testament au siècle précédent (1688), « négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, et en tous lieux ». Ces penseurs des premiers âges de la négociation internationale n’ont pas simplement construit une architecture conceptuelle : ils se sont efforcés de conseiller les diplomates et les souverains, tous convaincus qu’une théorie qui ne se vérifie pas chaque jour dans une pratique sociale n’est que ronflement de mots, et que penser une activité sociale ne vaut pas une heure de peine si cela n’a qu’un intérêt spéculatif.
Renouer avec cette tradition, mais aussi savoir la dépasser, en élargissant les champs d’observation du négocié et de préconisation aux négociateurs : ce deuxième défi à relever ne sera pas facile. Les disciplines académiques, rivales et cloisonnées ; les domaines d’étude, parcellisés ; les habitudes des chercheurs, peu enclins à butiner sur d’autres terres que les leurs ; l’appareil gestionnaire de recherche, peu innovant car prisonnier de logiques bureaucratiques, etc., sont autant d’obstacles sur le chemin d’une meilleure connaissance des pratiques effectives de négociation. L’ouvrage de Julien Viau, Héla Sassi et Hubert Pujet est une heureuse tentative d’élargissement, tant par la thématique – une Négociation Responsable, en phase avec les exigences de nos temps modernes à dé-carbonner – que par la méthode : constituer une communauté de chercheurs et de praticiens volontairement réunis autour d’un concept et d’une méthodologie, et mobilisant les outils du numérique.
Renouer, dépasser, mais aussi nourrir, ou étoffer cette tradition française d’étude de la négociation. Relever ce troisième défi ne sera pas non plus une mince affaire : l’heure est aux messages en cent quarante signes et à la pensée raccourcie… Difficile de faire oeuvre utile en quelques pages, dès lors qu’il faut expliquer, justifier, argumenter, et le faire pédagogiquement. L’ouvrage de Julien Viau, Héla Sassi et Hubert Pujet, en faisant coïncider une éthique (« proposer une méthode de négociation inclusive »), une pragmatique (« des alternatives pour négocier au mieux vos propres intérêts et prendre en compte les enjeux de vos amis, votre famille, votre propriétaire, votre employeur, votre banquier, votre médecin ou votre fournisseur de biens ou services ») et une politique (« permettre aux tribus 2.0. de se comprendre et de s’accorder afin de résoudre les problématiques liées aux transitions à venir ») trace ici un sillon fécond.
L’heure, indiscutablement, est à l’efflorescence – des idées, des expérimentations, des théorisations. « Que cent fleurs s’épanouissent, que cent écoles rivalisent », disait-on à la fin des années 1960, quand nos sociétés occidentales étaient saisies par un immense désir de changer le monde et de changer la façon de le penser. Proposer une méthode pour que la négociation devienne « plus transparente, plus ouverte, plus collaborative, plus ludique », pratiquée au quotidien dans un univers hyper-connecté, sillonné par de multiples réseaux, c’est, à mes yeux, poursuivre cet effort de ré enchantement du monde, en misant sur une négociation devenue responsable et sur une méthode pour « échanger les talents et progresser en commun ».
Christian Thuderoz
Sociologue des entreprises, spécialiste de la négociation collective, Professeur des universités, membre fondateur et rédacteur en chef de la revue Négociations.
Pour aller plus loin
Pour en savoir plus sur Christian Thuderoz : sa revue “Négociations”
Pour en savoir encore plus, son blog : La Négociation Collective