Témoignages

Ghada Hatem-Gantzer – La négociation au profit de causes sociétales

Ghada Hatem-Gantzer, franco-libanaise, Expert-visiteur coordonnateur chez Haute Autorité de Santé, est gynécologue-obstétricienne et titulaire d’un Master en Management Médical à l’ESCP Europe.  Elle rejoint la maternité des Bluets, 1ère structure à prôner l’accouchement sans douleur. En 2003, elle est nommée cheffe du service de la maternité à l’Hôpital de la Fontaine à Saint-Denis. Elle fonde en 2016 la Maison des Femmes à Saint-Denis, 1ère structure en France qui prend en charge les problèmes des femmes dans leur globalité (santé, violence conjugale, excision, mariage forcé, etc.). Pour réaliser ce projet, Ghada Hatem négocie avec les instances publiques et privées pour la collecte des fonds nécessaires année après année.

Comment convaincre les instances publiques et privées de contribuer au financement de l’ensemble des actions du projet de la Maison des Femmes ?

On a le projet en tête, après vous êtes immédiatement confrontés à la personnalité des gens. Si vous avez une direction qui est dans l’innovation, qui est d’accord pour envisager vos projets et qui est d’accord pour vous suivre, tout va bien. Si vous êtes dans une direction qui correspond au processus type « pas d’initiatives pas d’emmerde », donc on n’arrive à rien. Et, là, le hasard a fait que tout au début du projet j’avais une directrice visionnaire qui m’a tout de suite dit que c’est une bonne idée, on y va, par contre, elle m’a clairement dit qu’il n’y avait pas d’argent, que j’avais tout son soutien, mais qu’il fallait que je me débrouille.

Donc après, il faut convaincre toujours convaincre les institutions. Donc il faut convaincre l’Agence Régionale de la Santé et après le Ministère de la Santé. Donc, tenter de convaincre l’Agence Régionale de la santé. Malheureusement en France quand il y a un projet qui ne tourne pas déjà, on vous répond que ça n’existe pas, que c’est un truc trop, comment dire ? Qui ne rentre pas dans les clous habituels des projets. Que par exemple, pour mon projet c’était à la fois du soin mais aussi de la prévention, que ce n’était pas les mêmes budgets, qu’on n’avait pas les tuyaux pour apporter de l’argent à ce genre de projet. J’ai entendu un tas d’ânerie.

Et donc j’ai fait sans l’Agence Régionale de Santé. Ce qui fait que, j’ai dû me retrouver vers les maires des villes autour de moi, certains m’ont donné un peu d’argent, d’autres pas, la Région, le Département, donc il fallait à chaque fois vendre, convaincre et puis il a fallu aussi trouver des financements privés. Donc là il faut trouver la porte d’entrée. Trouver l’être humain qui va vous répondre parce que la plupart du temps, vous recevez des réponses toute faites quand vous écrivez à une fondation. Je suis à peu près sûre que c’est un Robot qui répond : merci c’est très intéressant mais ça ne fait pas partie de nos missions…, ou je ne sais quoi…. alors que vous écrivez à une fondation où c’est vraiment la mission de s’occuper des femmes. Donc on apprend en fait qu’il faut absolument s’infiltrer dans une fondation à partir d’une personne que vous aurez rencontrée, qui vous aura écouté, qui aura trouvé votre projet intéressant et que de fils en aiguille, votre projet va arriver au bon endroit dans cette fondation.

Pour y arriver, il faut se munir de la puissance de conviction et de persuasion ! Dans mon cas, ce qui m’a aidée, c’est que je viens du terrain. Donc, je ne parle pas de choses ésotériques, je parle de mon quotidien. Je parle de besoins de santé que j’ai pu identifier chez les patientes que j’accompagne. Il n’y a pas de …comment dire ? Les gens m’écoutent. Je pense que quand on est un professionnel de terrain et qu’on est impliqué dans une action, et qu’on va solliciter les gens pour cette action, on est écouté différemment de si on vient juste vendre un truc mais qui ne fait pas vraiment partie de notre ADN, qu’on ne maîtrise pas bien ou c’est plutôt un concept. Donc, je suis quelqu’un du terrain, je suis en train de leur expliquer pourquoi c’était nécessaire, quel était l’intérêt. Par exemple, je parle des publications scientifiques qui allaient dans le sens de ce que je disais, quels étaient les besoins identifiés dans le cadre de mon travail ? Quel était l’impact de la violence sur la santé en se basant sur les travaux qui l’avaient démontré et puis qu’est-ce-que j’allais faire de l’argent que je demandais. Là, encore, j’avais des choses très concrètes : on va construire un lieu, on va mettre dedans tels ou tels professionnels de santé, ils vont faire des consultations. L’objectif est d’inventer tel ou tel parcours de soin et là, dans le fait de mon histoire une fondation qui avait répondu à mon mail, « désolé, on ne s’occupe pas de ça », quand j’ai eu la bonne personne, elle m’a vu, elle m’a dit que c’est formidable et qu’on va vous aider. Une fois, vous avez la bonne personne, c’est beaucoup plus facile, vous tirez sur votre pelote, ça prend beaucoup de temps. De responsable de Fondation en Responsable de fondation, c’est un petit monde, tout le monde se connaît et mais si vous arrivez à prouver que vous avez un grande personnalité qui vous soutient et là, en l’occurrence, c’est François Pinault qui a fait confiance au projet, les gens vous écoutent après différemment. Et quand vous arrivez après et que vous dites : eh bien j’en ai 15 qui me soutiennent, on vous écoute encore mieux, donc, c’est un petit peu comme cela que ça a fonctionné.

En fait, j’ai eu facilement les trois premières fondations, c’était assez facile, enfin, très difficilement la 1ère, après, je suis arrivée à trois et j’ai bloqué à trois parce qu’elles étaient les fondations les plus légitimes : la fondation Elle, la fondation Raja et la Fondation Kering, Pour ensuite passer de 3 à 15, ça a été très compliqué, il a fallu énormément de lobbying, énormément d’essais infructueux, énormément à la de bouteilles jetées mer jamais revenues….. Mais petit à petit, il y a eu aussi un effet médiatisation.

Et la médiatisation aide beaucoup bien évidemment. Quand les journalistes s’intéressent au sujet et le médiatisent, eh bien ça change la donne. J’ai eu la chance que Annick Cojean fasse un très beau papier sur moi dans le journal le monde que ce papier soit lu par une journaliste qui fait des documentaires qui un ou deux ans après est venue me voir pour me dire « j’ai gardé ce truc-là » demander d’en faire quelque chose, qu’elle a fait un reportage sur moi 13H15 de France 2 et qui m’a amené 1 milliard d’euros, des dons individuels, 15 maisons d’éditions qui ont demandé d’écrire un livre,…enfin c’est du délire ! Donc la médiatisation aide et renforce votre puissance de conviction, c’est clair.

Le travail en amont de la médiatisation, on ne le voit pas, alors, ça ne tombe pas du ciel, avant cela, vous avez rencontré 200 personnes, pitché le projet 500 fois, … demander à Pierre d’appeler Paul pour qu’il en parle à Jacques, bien sûr, une fois vous avez tissé avec beaucoup de patience et de douleurs votre toile d’araignée, les connexions se font beaucoup plus très vite. Et Parfois des responsables d’entreprises qui parlent de vous sans que vous ne le sachiez à des personnes très importantes qui vont vous appeler pour vous dire, ça a l’air pas mal ce que vous faites et j’ai envie de vous soutenir. Mais tout cela vient après, tout cela c’est ce que je récolte aujourd’hui.

Comment procéder pour garantir la pérennité des financements d’une telle structure ?

Ce qui fait vivre le projet, c’est qu’aujourd’hui, j’ai beaucoup beaucoup de soutien, beaucoup plus qu’avant ! Qu’on vient me voir pour me proposer une vente aux enchères de ceci, la création d’une capsule de mode de cela à vendre entièrement au profit du projet, mais c’est à des échelles très variées. ça peut être la fondation d’Axa qui va faire une donation de 200 mille euros comme un club d’étudiants en Droit qui ont vendu des gâteaux et qui ont fait un chèque de 250 euros et les deux sont merveilleux. Ce qui aide aussi c’est l’opinion. C’est-à-dire que c’est tout le contraire des Etats Unis, avant qu’on vous fasse confiance, vous devez avoir fait, et donc quand vous arrivez ensuite vers les instances politiques, quand vous allez voir l’ARS et vous leur dites, au début vous m’avez refusé, mais l’année dernière j’ai fait 11000 consultations, etc. etc., les gens sont là bien obligés de repenser les choses et là ils vous répondent qu’ils vont essayer de vous trouver des subventions. Evidemment que ça devient aussi un soutien, ensuite, le fait de devenir un interlocuteur important, d’être sollicité sur ces questions-là, ça concourt aussi à votre crédibilité, à votre impact sociétal.

Les acteurs qui aident la Maison des Femmes ont chacun ses motivations.

  • Les institutions publiques comme privées qui font des dons, font un travail pour leur image de marque et leur notoriété, on en parle dans les médias, etc. c’est quelque chose de très positif, ils y trouvent leur compte,

Par exemple, aujourd’hui, avec la Covid 19, il y a beaucoup de boites qui ont donné de l’argent, cela leur permet d’améliorer leur bilan RSE. C’était de l’argent qu’ils ont approvisionné pour autre chose et qu’ils n’ont pas pu dépenser. Il y a aussi des boites qui ont voulu se donner un supplément d’âme avec des patrons qui ont renoncé à leurs stock-options, qui ont accepté de ne pas augmenter leurs salaires,  qui ont créé avec cela des fonds de dotation pour aider le secteur de la santé, nous on est très content d’avoir cet argent, eux ça leur fait un joli bilan. C’est très donnant-donnant comme démarche.

Quant aux bénévoles, ils ont différentes motivations. Ils viennent d’eux-mêmes.

  • Les bénévoles qui viennent travailler à la Maison des Femmes. J’ai dix propositions par jour, c’est l’enfer il faut que j’embauche quelqu’un pour la gestion des bénévoles. Les gens viennent pour différentes raisons. Certains, parce qu’ils ont vécu cela et qu’ils espèrent en s’impliquant dans la prise en charge se réparer eux-mêmes et aider les autres. Ce sont des bénévoles qu’il faut prendre avec des pincettes car lorsqu’on est très impacté, on n’est pas forcément très bien placés pour s’occuper des autres et puis on ne s’occupe pas des autres pour se soigner, ce n’est pas sain.
  • Après, d’autres ont fait un certain chemin, ils sont très heureux d’aider les autres.
  • Et puis, on a toute une génération de jeunes femmes la plupart du temps et quelques jeunes hommes aussi, qui sont en quête de sens. Qui trouvent que leurs boulots en sortant de l’ESSEC ou de Sciences Po n’ont aucun sens. Qu’ils contribuent à vendre des trucs complètement débiles dont on n’a pas besoin et que ça les rend malheureux, et que certains quittent l’entreprise et s’orientent vers des coachings ou de la méditation ou autre, et d’autres se disent, je vais négocier avec l’entreprise une journée off par semaine pour m’investir dans une association qui va donner du sens à mon quotidien. Des comme ça, j’en ai plein. A titre d’exemple, juste avant cet appel, je viens de m’entretenir avec une jeune dame qui est juriste, originaire du Cameroun, et qui avec une autre juriste elles sont toutes originaires de pays africains, mais qu’elles sont nées en France, ou arrivées très tôt. Elles m’ont clairement dit qu’elles avaient un boulot mais que ça ne suffisait pas de remplir leur vie. Elles veulent faire quelque chose qui a du sens, elle dit : je veux m’investir dans quelque chose qui peut impacter la société, et je suis très intéressée à monter un projet comme celui de la Maison des femmes en Afrique, elles ont sur-enthousiastes, je leur ai donné les tuyaux, elles vont commencer à lever des fonds, à chercher des locaux. C’est beaucoup comme ça les bénévoles qui viennent me voir.
  • Par exemple, on a reçu un psychiatre mexicain envoyé par son gouvernement pour s’inspirer du projet et le monter dans son pays.

Les jeunes de femmes, et on en a énormément, qui proposent de faire du bénévolat. Par exemple, dernièrement, j’ai reçu une jeune étudiante qui fait ses études de sciences politiques à Londres, qui ne peut pas aller à l’ambassade du Chili où elle devait faire un stage, à cause de la Covid. Ça fait deux mois qu’elle est chez nous, elle s’occupe. Elle a monté des ateliers de français avec les femmes, des ateliers potagers, elle les emmène à la ferme machin…, Enfin, ces jeunes sont un cadeau car ils sont motivés par le sens de ce qu’ils font professionnellement.

Internet et les réseaux sociaux sont un très bel outil pour le projet, c’est pourquoi d’ailleurs, j’ai embauché une spécialiste réseau, il y a un an, car je voyais bien que au début, le réseau était tenu par des bénévoles, mais que c’était mieux de professionnaliser.

Mais, il y a aussi des rencontres. C’est-à-dire la médiatisation, les réseaux vous amènent à rencontrer des gens, mais parfois quand vous rencontrez des gens et que la séduction opère, et que vous arrivez à les convaincre que c’est hyper sexy ce que vous faites, et bien, il y a une démultiplication impressionnante.

Je prends un autre exemple : l’histoire d’une jeune fille de 19 ans m’envoie un jour un chèque de 1000 euros. Je n’ai pas très bien compris, donc je lui écris et donc elle explique qu’elle est très engagée. Elle me dit : j’ai fait des T-shirts « Merci Simone », je les ai imprimés, je les ai vendus et j’ai cherché une association à qui je pouvais reverser ce que j’avais gagné, j’ai trouvé que la vôtre était bien et voilà, je vous ai envoyé le chèque. On se voit, puis, elle me présente sa mère qui est super sympa et qui fait partie d’un club de Nana Entrepreneuses qui s’appellent la bande des Sisters, On me présente la patronne de bande de Sisters, la magie opère, et voilà que toute la bande des Sisters qui me disent : on va t’aider. Et on bosse toute une année pour préparer un événement de levée de fonds qu’on n’a pas pu faire car c’était en avril, mais qui a eu énormément de retentissement parce qu’on a du coup démarché des artistes, des industriels, que certains ont fait des dons, que quelqu’un m’a présenté à bidule qui m’a présenté à machin, qui m’a fait un don parce qu’on avait beaucoup de bonnes volontés qui nous ont accompagnées,

Voilà c’est un truc sans fin, ça demande une disponibilité de malade, mais je vois bien que sur le long terme c’est très productif.

D’une manière générale, les gens prennent connaissance du projet soit par Réseau sociaux ou documentaire ou article, c’est très amusant car on a un Helloasso en permanence pour les dons et la fille qui suit Helloasso, de temps en temps, elle m’envoie un mail et me demande : est-ce que tu es passé à la télé ou à la radio car j’ai 10 dons qui sont tombés comme ça depuis une demi-heure. ? Et c’est vrai, ça fonctionne très bien quand il y a une émission radio, les gens mettent la main à leur portefeuille.

Qu’est qui donne le plus de légitimité à ce militantisme le fait d’être une femme ou d’être médecin ou d’être titulaire d’un Mastère en Management de la santé ?

Je pense que si j’étais un homme, je ferais pareil, mais en tant que soignant, on négocie différemment, on va aller plus sur des arguments humains, sur des arguments de préventions, des arguments de santé publique, et puis les arguments économiques possibles, mais ils ne sont pas aussi importants. Par exemple, si vous dites à des PP que : en vous occupant de la violence, vous allez peut-être économiser les cinq ou six milliards d’euros que ça coûte, ce n’est pas très concret pour eux. Mais, ça reste, un argument intéressant quand même que de se dire que ça coûte très cher de s’occuper de gens qui ont très mal. Que s’ils avaient moins mal, on ferait des économies même si pour qu’ils aient moins mal il va falloir faire des consultations, de la prise en charge du traumatisme, tout cela mais que globalement, on devrait y gagner plus un tas d’autres choses qu’on n’a pas pu comptabiliser comme l’amélioration des sociétés, l’éducation des enfants, le bienêtre au travail, ça se sont des arguments mais qui par exemple pour nous dans la santé, ils viennent après. On va d’abord parler de coût humain, d’impact sur la santé. Moi, ce qui m’aide, ce n’est pas forcément d’être une femme. Mais d’être dans le domaine, ce dont je parle, je le vis tous les jours, si je parle d’excision, contrairement à quelqu’un qui va militer parce que c’est mal d’exciser, moi je suis capable de dire, voilà ce que ça fait à mes patientes, voilà comment je les accompagne, voilà ce que ça fait quand je les opère donc je pense que c’est bien que je les opère et qu’il faut faire ces opérations, donc j’ai des arguments comme ça que mon boulot me permet

Et puis, oui, le Mastère en Management, ça vous aide à avoir une certaine façon de penser et présenter vos projets avec tous les outils du management habituels qui plaisent et qui sont entendus et puis je vais vous dire ce qui m’aide le plus est d’avoir une très grande capacité de travail et très peu besoin de sommeil.