Témoignages

Alain Burlaud – Comment les indicateurs peuvent faire converger les parties prenantes vers l’atteinte d’objectifs de performance globale ?

Professeur émérite au Conservatoire National des Arts et Métiers, Alain Burlaud a dirigé l’Institut national des techniques économiques et comptables (Intec). Chercheur en comptabilité, audit et contrôle de gestion dans les sphères publique et privée, il nous instruit sur le rôle clé des indicateurs de performance dans la construction de compromis entre des parties prenantes aux intérêts divergents.  

Comment la comptabilité et le contrôle de gestion peuvent faire converger les parties prenantes vers l’atteinte d’objectifs de performance globale (économique, sociétale, environnementale) ?

La comptabilité et le contrôle de gestion traitent d’objets identifiables et mesurables. A l’origine, la comptabilité avait pour fonction de décrire des transactions : l’objet est alors le contrat. On connaît le client et le fournisseur ou le prêteur et l’emprunteur ainsi que la somme sur laquelle porte la transaction. Il s’agissait aussi de mesurer un « stock » : montant détenu en caisse, quantité de marchandises et leur valeur, etc. Nous sommes dans le seul monde de l’économie. En plus de sa fonction de traçabilité des flux financiers et des mouvements de stocks, elle est aussi un outil de preuve en cas de litige entre commerçants. Nulle idée de performance globale.

Le contrôle de gestion n’apparaît que plus tard, avec la révolution industrielle. La taille des entreprises, la nécessité de déléguer un pouvoir à l’encadrement, supposent une connaissance des transactions internes (par exemple, flux de valeurs d’un atelier à un autre) et de la rentabilité de chaque division de l’organigramme. Mais il n’est toujours pas question de performance globale.

Les préoccupations sociales, sociétales et environnementales existaient déjà au 19ème siècle dans l’esprit de quelques grands chefs d’entreprises que l’on qualifiait de « paternalistes » mais qui étaient appréciés de leurs ouvriers, et de façon plus contestataire ou alternative dans les phalanstères et coopératives. Ces mouvements de « cœur » ne sont véritablement relayés sous forme d’outils de gestion par le législateur que dans les années 70, en France, avec la loi sur le bilan social de 1977. Progressivement, la notion de responsabilité sociales des entreprises (RSE) fait son entrée dans le langage managérial et aura sa traduction juridique avec l’ordonnance de 2017 sur la publication d’informations non financières par certaines grandes entreprises. Mais son opérationalisation grâce à la comptabilité et au contrôle de gestion se heurte à deux obstacles majeurs : l’objet est difficile à identifier et encore plus à mesurer. Par exemple : comment arbitrer entre pollution et emploi ? On touche à la limite de nos outils de gestion pour entrer dans le domaine du politique.

Quel rôle jouent les indicateurs de performance dans la construction d’un accord entre une multitude d’acteurs aux intérêts et identités variées ?

Comme tout langage, un indicateur est une convention. Pour qu’il joue son rôle de régulateur des comportements, il faut qu’il soit compris par ceux auxquels il s’adresse. Cela suppose que la multitude d’acteurs aux intérêts et identités variés ayant à s’en servir s’accordent sur le sens (signification) de l’indicateur, mais ne signifie pas qu’il doit y avoir accord sur sa pertinence. Il ne faut pas confondre obéissance et accord négocié ou co-construit. L’indicateur n’est qu’un outil au service d’un rapport de force : un acteur peut donner son accord faute d’un meilleur choix, un autre imposer sa décision.

L’indicateur présente cependant un avantage : il objectivise le jugement porté sur une situation ou une personne et, de ce fait, peut protéger de l’arbitraire. Pour autant, permet-il d’améliorer une « performance » ? Rien n’est moins sûr car, outre la difficulté de définir ce qu’est une performance, tout indicateur peut avoir des effets pervers et, dans une certaine mesure, peut être manipulé. Le cas classique est celui du commercial qui décale des commandes de fin d’année d’un exercice sur l’autre afin d’atteindre ou de ne pas trop dépasser ses objectifs de chiffre d’affaires.

Comment évaluer ex-post les effets d’un accord et le faire évoluer dans l’intérêt de toutes les parties prenantes passées, présentes et futures ?

Un indicateur est conçu pour être performatif. Mais la question est de savoir si la performativité et mesurable. En toute rigueur, elle ne l’est pas. Il faudrait pouvoir, toutes choses égales par ailleurs, comparer une situation évolutive avec indicateurs avec une situation sans indicateurs ou avec des indicateurs différents. La vie d’une organisation, les phénomènes que l’on cherche à identifier, sont d’une grande complexité avec des facteurs de causalité multiples. Jamais un ensemble d’indicateurs ne saura rendre compte de cette complexité. Considérons plutôt que ce sont les organes sensoriels d’une navigation à vue. Il faut sans cesse déplacer son regard (c’est-à-dire changer d’indicateur) pour avoir une vue aussi complète que possible des différents écueils, mesurer l’écart entre la position prévue et la position réelle pour corriger sa route. Cela, les contrôleurs de gestion savent le faire.

Avoir trop d’indicateurs est un autre danger : celui de la saturation de signaux qui paralysent la prise de décision.

Avoir un indicateur capable de traduire la convergence des intérêts de toutes les parties prenantes passées, présentes et futures relève de la mission impossible.

En savoir plus sur La Négociation Responsable

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading