Témoignages

Alain Lazartigues – À quelles précautions nous invite le Pr Lazartigues, pédo-psychiatre, auteur de “Fabriquons-nous de nouveaux enfants ” ?

Alain Lazartigues questionne la psyché des digital natives sur les conséquences probables induites par leurs expositions précoces aux écrans ainsi que par leur immersion dans les environnements familiaux et socioéducatifs en perpétuelles mouvances. Ses travaux sur l’intériorité et ses consultations de ville lui font pointer les risques de l’« erre* » de l’immédiatique et énoncer des principes de reconstruction durable.

Il me semble que la problématique est de mettre en place un nouveau régime de négociation en regard de l’évolution des personnalités et par l’appropriation des nouveaux modes de communications et d’échanges impliqués par la disruption du numérique dans notre société. Une question connexe est de savoir dans quelle mesure ces nouvelles modalités de négociations sont applicables dans les différents niveaux d’organisation de notre société, dans le milieu professionnel, professionnel, dans les conflits avec les syndicats, mais aussi dans des conflits sociétaux (la ZAD de notre Dame des Landes par exemple, les conflits autour des mesures à prendre face au réchauffement climatique), et les conflits diplomatiques.

Avant de tenter de répondre à vos questions, je dois faire un long détour qui éclairera mes réponses. En effet, les Digital Natives ou « natif numérique » sont issus de famille ayant subi des transformations majeures d’organisation et de leur environnement au cours des quatre dernières décennies, mais en fonction de leur date de naissance, ils n’ont pas connu, ni la même organisation familiale, ni le même environnement numérique au cours de leur développement et de leur formation. Regardons un peu la périodisation de ces changements. Précédés par les baby-boomers nés entre 1946 et 1964 (radio, cinéma à quoi s’ajoute la télévision) et par la génération X née entre 1965 et 1984 (cinéma, télévision puis début des consoles de jeux avec l’Odyssey, en 1972, puis celles de Sega et Nitendo), la première génération qui nous concerne, la génération Y (Milléniaux), est composée de jeunes nés de 1984 à 1996. Considérés comme des « digital naïfs », ils ont connu les consoles de jeux (fin des années quatre-vingt, décennie quatre-vingt-dix), puis Internet haut débit (début des années deux mille), et finalement, à partir de la fin des années deux mille, un environnement proche de celui que nous connaissons actuellement avec smartphones, tablettes et wifi. Cette génération n’a pas été vraiment « câblée » par le numérique, mais l’a découvert progressivement au fur et à mesure de son développement. La génération Z (naissance de 1997 à environ 2010) est plus familière du numérique (premier iPhone, 2007, iPad, 2010), mais c’est la génération suivante, « Alpha » née entre 2011 et 2025, qui elle va être véritablement constituée de « digital natives, familiarisés dès leur plus tendre enfance avec un environnement numérique fait de tablettes, de smartphones, de wifi et de réseaux sociaux, avec des durées quotidiennes excédant quatre heures par jour (Ofcom, 2018).

En parallèle avec l’évolution de l’environnement numérique, un bref rappel des bouleversements de la famille sera éclairant pour mieux comprendre les Digital Natives et leur matrice de socialisation.

Jusqu’aux années soixante (baby-boomers), l’individualisme des enfants était cadré par les parents qui leur apprenaient, dans le cadre d’un espace familial organisé par l’autorité, la notion de limite, et le respect dans la vie sociale (les codes sociaux) et personnelle (l’altérité). Au fil de la croissance, le développement psychique se complexifiait et prenait forme grâce à l’instauration progressive d’instances (Surmoi, Idéal du moi) construites à partir des intériorisations de figures parentales. La constitution de ce monde interne riche en imagos (intériorisations des figures parentales) solides, plutôt bienveillantes et rassurantes), était favorisée par un cadre familial relativement fixe, par une structuration de cet espace familial par l’autorité des parents et par la stabilité de leur couple. Ces instances intériorisées jouaient un rôle central dans la modulation des conduites enfants (inhibition, honte, culpabilité) et organisaient leurs aspirations futures, ce qui contribuait à une structuration de leur personnalité sur un mode névrotique avec une temporalité classique associant l’expérience du présent, les représentations du futur et du passé. C’était donc un individualisme tempéré dans un espace social et familial « cristallisé », car chacun avait une place définie dans le système hiérarchisé de la famille, associée à des droits et devoirs spécifiques tout en jouissant d’une certaine autonomie. En résumé, avant le numérique, les parents avaient une maîtrise forte des échanges entre leur enfant et l’extérieur, par le contrôle des programmes de la télévision commune, par un relatif contrôle du choix des amis, de l’école, des loisirs, des accès à la culture. Il y avait une culture familiale qui était forte à la fois construite à partir et en accord avec la culture de leur milieu de vie, simple variation de cette dernière, tout en étant assez peu ouverte aux influences extérieures. Cette culture familiale était en connivence avec celle de l’école, d’où une certaine continuité des objectifs éducatifs comme des valeurs de base entre l’école et la famille

Un premier changement majeur est intervenu entre 1970 et 1990 (génération X et début de Y), les familles ont alors abandonné l’autorité, disqualifiée socialement, comme principe organisateur central des relations familiales. Un nouveau paradigme éducatif s’est appuyé sur l’idée des potentialités de l’enfant, la mission éducative des parents devient alors celle de la protection et de l’accompagnement de ces potentialités dans leur déploiement. Pour se faire, ils favorisent l’agentivité de leur enfant comme son expressions pulsionnelle en tentant de satisfaire la plupart de ses demandes, sans introduire le délai, dont on sait la valeur structurante pour la vie sociale et pour l’activité réflexive. Se trouvent alors libérées les initiatives des jeunes, une créativité souvent bridée jusqu’alors, et leur affectivité comme son expressivité.Cette dernière, toujours présente, voire essentielle aux relations familiales, est devenue une composante immanente à tout échange et négociation avec les autres dans notre culture.

Dans la même période, les médias évoluent et l’État renonce à leur contrôle. Le petit écran en particulier n’est plus « la voix de son maître ». Il devient un lieu de diffusion plus ouvert sur la vie sociale, et plus libre, contribuant à faire connaître en particulier de nouvelles idées, la libération des mœurs, prêtant sa voix aux débats sociétaux qu’ils amplifient. L’entrée importante du privé dans les médias offre aux marques la possibilité de toucher un immense public, particulièrement les jeunes, en leur faisant découvrir les nouveautés offertes de plus en plus à foison par le système productiviste, développant leurs aptitudes de consommateur. Mais le téléviseur est dans une pièce commune et si les enfants peuvent intervenir dans le choix des programmes, c’était dans le cadre des règles proposées par les parents. Certains d’entre eux, lassés des conflits avec leur progéniture installent une télévision dans la chambre de l’enfant qui peut alors choisir en toute liberté des programmes qu’il peut regarder jusqu’à pas d’heure, et sans plus de médiation et d’accompagnement parental. Ces familles ont été les pionnières des nouvelles pratiques éducatives qui vont se généraliser laissant l’enfant avoir un accès peu cadré aux écrans pour des durées croissantes, voire favorisant cette pratique qu’ils soutiennent en donnant des écrans de plus en plus tôt. Qu’on en juge : Au Royaume Uni, en 2018, les 3-4 ans étaient 1% à avoir leur smartphone et 19% leur tablette, ils passaient 29 heures 15 mn sur des écrans (dont la télévision, 14H/s), les 5-7 ans étaient 5% à avoir leur smartphone, 42% leur tablette, passant 30H15 mn par semaine sur leurs écrans (télévision, 13H15) (Ofcom, 2018).

A partir des années 90 (génération Y, Z et Alpha), l’intrusion des écrans et de leurs contenus dans l’espace familial se prépare avec la généralisation d’Internet et la multiplication des écrans connectés dont l‘usage se privatise complètement. Cette mutation de l’environnement de l’enfant et de l’adolescent, comme du nôtre, est amplifiée à partir de la fin des années 2000 et surtout après 2010 par la généralisation des smartphones (premier iPhone, 2007) et tablettes (premier iPad, 2010) chez les adolescents puis chez les enfants, et le développement fulgurant des réseaux sociaux, (Facebook naît en 2004, Tweeter en 2006, Instagram en 2010, Snapchat en 2011). L’individualisme des enfants se radicalise, et dans un espace familial liquide (Bauman, 2005), ils peuvent se nourrir en général très librement aux contenus des écrans, réseaux sociaux (Ofcom, 2018a), jeux vidéo, exploration des savoirs offerts sur Internet (Wikipédia), des informations comme des infox (fake news), des vidéos de YouTube, voir des films sur Netflix, ou films et vidéos interdits pour leur âge (pornographie). De leurs chambres, ils peuvent développer des relations virtuelles avec nombres « d’amis », faire des rencontres qui pourront passer en IRL (In Real Life). Ils peuvent même gagner de l’argent comme avec des chaînes YouTube sur Minecraft, ou, en plus, être influenceurs comme Ryan Kaji, dix ans en 2020, avec sa chaîne YouTube, créée avec ses parents, intitulée Ryan’s World, qui lui a permis d’engranger 26 millions de dollars en 2018 (Forbes, 2019) ! Ces jeunes « multibranchés », appartiennent souvent à plusieurs communautés virtuelles avec différentes identités selon les territoires investis. Ces jeunes élevés dans un monde liquide (social, familial), une fois adultes ont peine à trouver leur place et peuvent apprécier transitoirement, d’appartenir à un groupe, structuré par des règles explicites, autour d’un objectif partagé et relativement fixe pendant la durée du groupe.

 Il est important de noter que cette importante activité sociale et de découverte du monde se fait, en général, en dehors de la connaissance parentale et a fortiori, de tout accompagnement parental. Elle échappe à tout contrôle parental, malgré la délégation pratique et inefficace à un dispositif de « contrôle parental », pratiquement toujours contourné, comme en atteste l’expérience clinique qui montre que la majorité des jeunes reconnaissent contourner sans difficulté ces dispositifs L’écran devient un vrai et nouveau partenaire des interactions du jeune, qui l’occupe grâce aux stratégie de captation et de maintien de l’attention par les fournisseurs de contenus pendant des durées toujours croissantes (Ofcom, 2018). Il contribue de plus en plus à sa découverte du monde et la représentation qu’il s’en fait, le plus souvent hors parents et sans même que les parents sachent ce qu’il a découvert. Le jeune dispose ainsi d’une autonomie de plus en plus grande qui a fait exploser les limites, et a confirmé la disparition de la structuration de l’espace de négociation selon les règles définies par les parents, confirmant l’enfant et l’adolescent dans leur statut d’individu, de principe libre de toutes contraintes et de toutes règle de vie commune, centré sur ses intérêts et très éloigné, pour ne pas dire étranger à la notion d’intérêt général. Comment les parents font face à ces enfants et adolescents pour assurer ce qu’ils assument de leur mission éducative ? Au niveau pratique, les relations au sein des familles contemporaines sont régies par des règles différentes selon les domainesOn peut observer la pratique du chacun selon ses désirs (surtout dans les rapports à l’alimentation et aux écrans), au recours à la séduction (« pouvoir sans autorité, Marcelli, 2012) pour tenter d’obtenir de l’enfant ce qui paraît souhaitable pour lui pour son éducation, en passant par le rapport de force ou le copinage, avec des tentatives de régime de consensus, surtout dominantes pour le choix de certains loisirs communs et pour celui des vacances, exigeant, démocratique, prenant beaucoup de temps et d’énergie aux parents. Un retour de l’autorité est fréquent dans le domaine étroit du rapport au scolaire, habituellement à l’approche ou au cours du collègue comme à celui des horaires de sorties, source de conflits nombreux, répétitifs, conduisant parfois au renoncement des parents.

L’éducation de la jeune génération ne se fait plus par la génération précédente, elle se fait de façon croissante par les pairs et par les écrans, évolution résumée par Blais, Gauchet et Ottavi comme le passage « d’une société de tradition à une société de connaissance. » (Blais et al., 2014). L’abandon par la plupart des parents de tout accompagnement des interactions de leurs enfants avec les écrans se traduit par un auto-apprentissage des enfants et adolescents à leur utilisation. Cette situation conduit au fait qu’il y a encore plus de « naïfs du numérique » que de « natifs numériques » (Digital Natives) dans la mesure où ces jeunes ignorent le plus souvent les mécanismes sous-tendant le fonctionnement d’Internet, bricolent leurs recherches sur Internet. Ils n’ont guère d’esprit critique sur les données du Net et ont la plus grande difficulté pour avoir une évaluation rigoureuse de la validité des informations présente sur le web et sur les réseaux sociaux (SHEG, 2018), facteur favorisant la diffusion des infox et autres théories du complot.

Ainsi, les frontières de l’espace familiale sont devenues poreuses, aussi bien pour les enfants et adolescents que pour les adultes par l’immixtion incessante de sollicitations portées par les écrans, et entraînant souvent une réponse de leur part, réponse qui occupe une part croissante de leur « capital » attentionnel. Le territoire matériel, relationnel et symbolique, de la famille n’est plus clos, mais s’élargit à celui des interactions virtuelles, conduisant à un entrelacs complexe d’interactions présentielles et virtuelles qui agissent les unes sur les autres, avec un nombre de partenaires variables, dans et hors de l’espace concret de la famille.

Dans cet espace familial élargi, les jeunes prennent vite le pli de gérer les écrans comme ils le souhaitent. Cette autonomie récente médiatisée et facilitée par les écrans devient vite le modèle de leur conception de la liberté en dehors des écrans, ce qui peut être source de multiples conflits avec les parents. De même, les pratiques de présence-absence avec les écrans (on peut se déconnecter et reprendre la connexion quand on le veut) envahit les interactions en présentiel où les jeunes, quand ce ne sont pas les adultes, sont toujours présents-absents, car bien qu’engagés dans une interaction en présentiel, ils peuvent à tout moment jeter un coup d’œil sur un sms qui vient d’arriver ou même répondre brièvement à une alerte. Ils se sont donc construits avec une attention divisée entre l’espace local concret et l’espace virtuel d’interactions, ce double centre d’attention est devenu comme une « seconde nature ». Par ailleurs, ils ont développé de grandes capacités d’activités en multitâches, utiles dans la double présence-absence en présentiel et en virtuel, mais aussi dans chacun des centres d’attention de l’instant, cette pratique qui débute précocement devient elle-aussi comme une seconde nature. Ces changements chez les jeunes traduisent un nouvel habitus constitué en intégrant les effets des interactions avec les écrans qui modulent le développement précoce à la fois au niveau de la structuration cognitive (réseaux neuronaux, modalités attentionnelles, compétences visuo-spatiales…), rendent les individus en partie dépendant d’eux, et injectent les valeurs culturelles médiatiques, donc marchandes au sein de la famille.

On peut donner une idée des principaux traits de conduite de ces nouvelles générations, mieux définies par une personnalité narcissico-hédoniste :

Tableau 1 : quelques caractéristiques comportementales de ces nouvelles personnalités

  • Un rapport plus direct à la spontanéité et l’authenticité
  • Une plus grande capacité d’adaptation quand l’individu est motivé
  • Une capacité d’exploration plus grande
  • Un accès à la créativité plus aisé
  • Un bon contact relationnel dans un premier temps
  • Une grande mobilité (relationnelle, affective, spatiale, professionnelle)
  • La tendance à vivre en groupes transitoires, en clans, en tribus…
  • La tendance acheter selon les modes et publicités (positif pour le Pib)

MAIS

  • Une plus grande dépendance aux réponses de l’environnement
  • Une intolérance à la frustration, au délai
  • Un envahissement possible par les affects/émotions
  • Un accès plus difficile à la sublimation : transformation des pulsions vers des activités socialement valorisées
  • Une tendance à rester dans le concret
  • Peu de poids des règles sociales dans la modulation des comportements
  • Une sensibilité faible à « l’intérêt général » (Rousseau)
  • La tendance à acheter selon les modes et publicités (risque d’achats compulsifs)

Tableau 2 : quelques caractéristiques structurales de ces nouvelles personnalités

PERSONNALITÉNÉVROTICO-NORMALENARCISSICO-HÉDONISTE
IDENTITÉStableFragile, liquide
RELATIONFacileConflictuelle
ACCÈS AU DÉSIRConflictuelAisé
INTERÊT GÉNÉRALPrime sur les intérêts particuliersPasse après les intérêts particuliers
DÉPENDANCEAcceptation de la bonne dépendance Crainte majeure de la dépendance
CONDUITES LÉGITIMÉES PARL’intérêt généralL’intérêt particulier (le sien)
 ATTACHEMENT Plutôt SECURE Plutôt INSECURE

Pourquoi la NBIG par sa caractéristique de négociation à dominante inclusive est utile auprès des Digital Natives ?

On voit que la dominante inclusive de la NBIG est en résonance avec leur façon d’interagir avec leur environnement. L’inclusion de partenaires, de ressources extérieures est immanente à leur usage de l’écran et à leur conception du territoire. On peut dire que ces nouvelles personnalités, plus ou moins digital natives, sont toujours en recherche de quelque chose nouveau en dehors de l’interaction IRL, à la fois car cette recherche permise par le numérique permet d’accéder à des ressources souvent intéressantes, mais aussi parce que « prisonnier » de l’interaction en IRL qui les contraint à être localisés, les jeunes cherchent à retrouver un sentiment de liberté par ce surf sur le net, précisément délocalisé. Donc, sur ce plan, de la « dominante inclusive », la NBIG présente une grande adéquation avec les modes de pensée et d’agir de ces nouvelles générations. Malgré l’individualisme radical qui est leur marque de fabrique et possible obstacle ou limitation à leur participation à des activités collectives coordonnées, ils sont capables de s’investir de façon intense dans des activités de groupes, quand ils sont solidement motivés. Ils peuvent alors mobiliser, de façon aussi impressionnante qu’adaptée, toutes leurs ressources, personnelles, locales et externes, délocalisées grâce au numérique, pour atteindre leur objectif, tout en respectant les règles du jeu de l’espace dans lequel ils se sont investis (jeux en réseaux par exemple). 

Ils ont aussi un goût prononcé pour des moments d’investissement groupal, sous la forme de tribus transitoires comme éphémères, centrées autour d’un objectif commun, s’éclater, éprouver des affects et des sensations intenses, aller à ses limites physiques (sport extrêmes), psychiques, ludiques (compétition de jeux en réseaux), en général dans un contexte profondément hédoniste. Leur rapport aux règles communes contractuelles peut évoluer dans le temps, en fonction des bénéfices attendues et obtenues de leur engagement dans l’activité collective, et ils peuvent tenter de les modifier ou de les révoquer, selon leur intérêt du moment.

En effet, prenons l’exemple souvent arrivé dans le milieu pédopsychiatrique ou pédiatrique, un enfant de 10 à 12 ans perturbe la vie du service par certains comportements. Une fois ramené dans sa chambre, il lui est demandé par le médecin après une longue discussion sur ses comportements difficiles, de rester encore dans sa chambre une demi-heure afin de réfléchir à la discussion, puis il pourra rejoindre le groupe avant un point sur cette discussion en fin d’après-midi. Le pré-adolescent accepte apparemment pleinement cette décision et il s’engage à la respecter. Le médecin sort dans le couloir, referme la porte et entend quand il arrive au bout du couloirs, la porte de la chambre s’ouvrir. Il se retourne et voit le jeune dans le couloir, nullement gêné d’être face au médecin. Ce dernier lui rappelle le contrat de rester dans sa chambre une demi-heure, à quoi le jeune lui répond sans émoi particulier qu’il était d’accord il y a cinq minutes suite à la discussion, mais maintenant, il a décidé de sortir car il en avait envie et qu’il n’est plus d’accord avec ce contrat passé avec son complet assentiment avant… en fait, cinq minutes avant.

Que peut-on tirer comme leçon de ce type de comportement ? D’abord que le principe du contrat ne fonctionne plus car un des partenaires engagés ne se sent pas tenu à le respecter, alors qu’il semblait l’avoir accepté pleinement quelques minutes avant. Ensuite, que le non-respect du contrat passé n’entraîne aucune gêne quand il est découvert par le médecin, ce qui montre que le jeune n’a pas le sentiment ni d’enfreindre une règle qui le concernait (pas de sentiment culpabilité), ni de ne pas être à la hauteur de la situation (pas de sentiment de honte). Enfin, on peut interpréter cette conduite comme étant homogène avec une perception du temps contemporaine, à savoir le présentisme et un vécu d’instants « éternels » successifs, sans aucun lien les uns avec les autres. L’acceptation du contrat par ce jeune est donc éphémère car son fonctionnement psychologique ne lui permet pas vraiment d’entrer dans un processus inscrit dans le temps. Ce qui renvoie à une nouvelle organisation de la personnalité que nous avons nommée narcissico-hédoniste qui implique de nouveaux rapports à l’autre, à soi, et au social et ses règles. On peut ajouter aussi que les mots prononcés d’accord au contrat n’engagent plus la personne qui les prononce, comme si le lien habituel entre signifiant et signifié devenait lui aussi liquide et se réaménageait en fonction de l’état affectif de la personne et de ses besoins et désirs de l’instant, en fonction du contexte. On sait combien les états affectifs sont labiles surtout à l’adolescence, mais aussi chez les adulescents,

Ces jeunes adultes, élevés dans un monde liquide (social, familial) ont peine à trouver leur place et peuvent apprécier, transitoirement, d’appartenir à un groupe autour d’un objectif partagé et relativement fixe pendant la durée du groupe, goûtant un moment de satisfaction narcissique intense dans l’immersion dans le groupe, l’excitation de faire des choses ensemble et de se donner, de s’adonner (Caillé, 2019a) à la tâche de la négociation.

Comment l’ère de l’immédiatique remet en question les modes de négociation dans la sphère privée, professionnelle, associative et citoyenne ?

L’immédiatique impose une perspective temporelle réduite au présent, permet une déterritorialisation de la communication, et la possibilité de jeux avec son identité qui peut devenir multiples. Mais son intrusion disruptive dans la sphère familiale et sociale amplifie les bouleversements déjà en cours depuis quatre décennies. Ce cumul, immédiatique et bouleversement de la sphère familiale et sociale contribue à la « fabrication » de nouveaux profils de personnalité bien différentes de celles des générations précédentes, et aux spécificités relationnelles qui modifient les relations de ces individus dans tous les domaines.

Au niveau familial, il y a d’abord une perte de connivence intergénérationnelle qui nous semble général, des parents nous disent communiquer plus facilement avec leurs parents qu’avec leurs enfants qui sont dans un « autre monde ». Parallèlement, on observe une perte des transmissions intergénérationnelles, ce qui rend les échanges intergénérationnels plus complexes, avec moins d’implicites communs, la nécessité de préciser davantage les contextes en explicitant certains aspects si l’on veut limiter méprises, faux sens et contre sens dans l’échange.

Ensuite, l’évolution des familles évoquée plus haut a rompu la connivence famille-école. Les cultures familiales sont beaucoup plus ouvertes, moins rigides et beaucoup plus perméables aux influences extérieures, sociales, amicales, le plus souvent véhiculées par les écrans, et tout particulièrement par les réseaux sociaux. Ce que les jeunes tirent de la culture est pris de plus en plus à partir des contenus des écrans, de même que la pratique des écrans entraîne des inflexions importantes de la structuration des jeunes par les effets de temporalité de l’instant, d’intolérance au délai, de mise en arrière-plan des stimulations venant du corps mais aussi de l’extérieur….

Enfin, la dimension de l’intérêt général, est estompée, voire effacée. Au mieux, il reste en arrière-plan des déterminations des conduites de l’individu et des choix de leurs objectifs qui sont maintenant plutôt organisés en fonction de l’intérêt personnel de l’individu. La dimension du collectif est appréhendée dans une stratégie visant à maximiser les profits, souvent par une instrumentalisation des règles et bonnes pratiques habituelles qui peuvent être subverties dans le sens des intérêts de l’individu. La culpabilité et la honte, grands modulateurs des conduites sont le plus souvent absentes ou interférant peu avec les conduites de l’individu, phénomène en lien avec les nouvelles organisations de personnalité.

On peut ajouter que le poids de l’affectivité (Illouz, 2019), et l’usage si fréquent dans les interactions sociales actuelles de la séduction et de son instrumentalisation, nécessite de la part des interlocuteurs une vigilance accrue dans la conduite de la dynamique de l’interaction.

La perte de connivence entre générations, le branchement des natifs numériques sur la culture médiatique diffusée par les écrans avec sa nouvelle temporalité réduite au présent (présentisme, immédiateté, urgences, accélération), avec l’instrumentalisation faite de l’affectivité (Illouz, 2018), et la perte de pouvoir de l’intérêt général changent profondément la nature des relations entre les individus dans une société où la tendance à l’égalisation des places avec la disparition progressive de la hiérarchie impose à chacun de construire et de défendre sa place par des négociations incessantes.

Dans la famille : la famille n’est plus la forteresse d’antan, bien protégée des influences extérieures et dans laquelle une culture familiale forte structurée les échanges parents enfants et l’éducation des jeunes générations. La négociation avec les enfants est devenue la règle, particulièrement quand il s’agit de l’usage des écrans, et le plus souvent les jeunes, n’hésitent pas à recourir à tous les moyens licites ou illicites pour tourner les limites mises en place par les parents, sans que ces derniers soient toujours conscients de l’inefficacité de leurs mesures. Lors des négociations omniprésentes dans la sphère familiale, l’effort fait pour entraîner l’adhésion du jeune, devant son inefficacité relative ou totale, est alors complétée par la séduction, voie à risque car l’enfant, séducteur « naturel » peut l’utiliser à son profit avec une grande efficacité. Mais, la séduction, de plus en plus pratiquée dans les rapports sociaux, dans les rapports marchands, en politique, ne nous semble pas être éducative car c’est l’exercice d’un pouvoir sans autorité éminemment inversible, donc à risque pour l’exercice de sa liberté.

La ou les motivations de l’enfants sont au cœur des réflexions parentales pour tenter d’obtenir les résultats éducatifs souhaités et le « donnant-donnant » peut être un terrain de repli quand la négociation traîne, et ce qui est « donné » en contrepartie d’une action éducative acceptée est souvent du registre du numérique, tant ce domaine motive les jeunes avec une attractivité que les autres loisirs des jeunes n’ont pas. Ce donnant-donnant conduit à l’apprentissage par l’enfant d’une pratique utile dans le rapport marchand dont il est gavé par les écrans, mais ce rapport duel élimine le tiers régulateur et à distance des affects et des intérêts immédiats. Il est aussi éloigné du cycle de la demande, du don, et contre-don qui structure un lien social pérenne (Caillé, 2019b).

On peut ajouter que le nouveau paradigme éducatif qui consiste à soutenir l’enfant et l’adolescent au plus près de ses désirs et envies réduit les occasions de frictions et contribue à apaiser le climat familial car il conduit à aider et respecter le jeune dans le développement de l’autonomie au moins de ses choix, mais la perte des cadres habituels qui structuraient les rapports parents-enfant et balisaient le devenir des enfants se traduit souvent par une impression d’être perdus, de ne pas savoir ce qu’ils veulent, et les conduit à s’appuyer à l’excès sur le regard pour gagner le sentiment d’exister (passage du modèle de « je pense, donc je suis », au modèle actuel « on me regarde, donc, j’existe »). Les réseaux sociaux et la prévalence de l’image dans ces circuits numériques favorisent fortement cette évolution.

L’immédiatique, à côté de constituer un foyer important de conflits avec les enfants et les adolescents autour de l’usage des écrans, nourrit les jeunes en informations et infox, en exemples fournis par leurs copains et en modèles de conduite pris dans des culture familiales autres. Les initiatives et les argumentaires dans les discussions avec les parents seront fortement étayés par ces éléments puisés dans leurs réseaux sociaux et sur Internet.

On ne peut pas ne pas mentionner l’École, si centrale dans la vie des enfants et adolescents et qui pénètre l’intimité de la vie familiale par les devoirs à faire, et les conflits autour, les rencontres parents-professeurs, et les attentes des parents quant à l’avenir de leur progéniture, même si ces attentes ne sont pas clairement formulées, sorte de parties-fantômes familiales parfois si puissantes sur le devenir de l’enfant. L’École est prise dans l’aporie du présentisme contemporain, comment transmettre, éduquer actuellement alors que cela n’a de sens que par rapport à la longue durée, si absente des représentations psychiques des jeunes, car écrasée par le présentisme ? Autre difficulté de l’École, le paradoxe de l’autorité qui structure le fonctionnement scolaire, avec un fonctionnement hiérarchique impliquant une verticalité, et la société et la culture qui la stigmatisent et tentent son éviction de tous les groupes sociaux. Enfin, l’École était centrée sur le présentiel pour l’essentiel alors que les jeunes qui la fréquentent sont rapidement formatés au cours de leurs premières années par les écrans et pratiquent le recours systématique, rapidement compulsif, aux ressources hors du présentiel, donc à celles fournies par le numérique. Le plus souvent, cette recherche se fait en totale autonomie, c’est-à-dire sans accompagnement d’un adulte. Les négociations autour de l’École deviennent centrales dans la vie familiale, elles deviennent non moins centrales dans la vie de l’école autour de la discipline, de la motivation à apprendre, autour de l’effort dont l’apprentissage ne nous semble plus être une préoccupation importante des familles. La négociation semble devenue la règle pour établir des conditions minimales d’apprentissages à chaque cours et prendre une partie substantielle du temps du cours. L’interdiction écrans pendant les cours paraît fondée, et les arguments pour la faire accepter peuvent s’appuyer sur les travaux faits en milieu universitaire qui montrent que les utilisations des écrans se font majoritairement hors contenus du cours (Rober, 2018, 2019). À supposer que les élèves utilisent leurs écrans uniquement pour prendre des notes, il a été montré de façon probante par plusieurs études que la compréhension et la mémorisation du cours est plus importante quand la prise de notes se fait à la main (Mueller, 2014). Les négociations à l’école sont donc particulièrement difficiles, situation aggravée par la perte de connivence entre l’École et les parents.

Dans le milieu professionnel : dans un milieu fortement hiérarchisé comme l’hôpital, les jeunes font montre d’une certaine distance et méfiance à l’égard de l’autorité, prompt à dénoncer ce qu’ils considèrent facilement comme de l’autoritarisme, surtout face à une demande (non abusive) d’obéissance, avec une volonté parfois farouche de négocier la décision du supérieur hiérarchique. Dans ces cas, la personnalité du professionnel joue un rôle central tant l’individualisme dans le conflit perd souvent de vue le contexte institutionnel. L’évocation des problèmes personnels pourra être un facteur de plus amené dans la négociation.

On peut dire un mot du comportement fréquents des internes en médecine qui s’ils assurent une partie plutôt grande des soins dans les hôpitaux sont toujours des étudiants. On ne peut qu’être frappé par leurs demandes si fréquentes d’accompagnement pour certains actes ordinaires de leur activité professionnelle, demandes « qu’on leur tienne la main ». En effet, ils ont à la fois tendance à être pour le moins réticents à l’égard de l’autorité de leurs séniors tout en demandant en même temps appui sur les compétences initialement refusées des séniors, demandes d’être rassurés dans leurs décisions médicales, sachant que ce recours ponctuel mais itératif à la verticalité est sans cesse rongé par les éléments apportés par les écrans et les réseaux sociaux. Ces conduites semblent montrer à la fois les doutes et les incertitudes sur leur savoir qui nécessitent que « l’aîné », en tout cas, leur sénior professionnellement, leur consacre un petit temps de reconnaissance de leur difficulté et donne la conduite à tenir, qu’ils ne respecteront pas toujours dans sa totalité, mais qui a fonction de soutien d’une action qu’ils veulent autonome, leur appartenant, dévoilant la dimension d’ambivalence à l’égard du supérieur hiérarchique, si souvent présente chez les jeunes.

Mais deux facteurs agissent pour moduler la propension à la négociation d’une décision d’un supérieur hiérarchique, le fait que le licenciement est rarissime dans ce milieu car limité à la mise en danger d’un patient ou à une affaire de mœurs (pédophilie, harcèlement sexuel), facteurs qui favorisent la propension à la négociation, alors que la sécurité des patients et plus encore l’urgence vitale, pratiquement la supprime, sur le moment en tout cas.      

Un autre univers bien différent est celui des start-up. Les relations y sont plutôt horizontales, et la gouvernance semble particulièrement personnalisée, tout en restant dans le cadre légal du droit du travail en France. Les personnes pour la plupart se donnent à leur travail de façon très intense, sans compter beaucoup leurs heures de travail. Les rapports sont très souvent ancrés dans la séduction, personnalisée, prenant assez souvent en compte les spécificités de chacun, comme le montrent les possibilités d’intégration de personnes différentes comme les professionnels avec autisme, surtout dans le milieu de l’informatique. Si on repère une autorité, c’est souvent et transitoirement celle du cadre co-construit avec les agents du moment. On est plus proche d’une structure organisationnelle liquide que cristallisé. La gestion des conflits y semble plus feutrée, la séduction permettant momentanément des résolutions en trompe l’œil de certains conflits, et, par moments, la gestion des conflits semble beaucoup plus explosive, avec des demandes pressantes de quitter l’entreprise en soulignant la responsabilité de l’individu dans ce processus d’exclusion. La négociation est souvent répétitive en raison du cadre liquide de l’espace de travail, et le turn-over souvent rapide du personnel qui fait évoluer rapidement le cadre organisationnel.

L’immédiatique est toujours en arrière-plan de la scène en présentiel du cadre professionnel, quelle que soit la forme de l’entreprise et le type de gouvernance. Les groupes WhatsApp ou autres fleurissent dans ces situations, propres à nourrir l’argumentation de certaines parties prenantes de la négociation qui peut être demandé souvent, quand il ne s’agit pas d’infox ou d’attaques ad hominem ou ad personam (avant, c’était des tracts), contribuant à rendre plus précautionneuse l’expression de l’autorité et plus opaques ses raisons et ses voies d’action.

Pour ce qui est des sphères associative et citoyenne, les événements récents ont donné lieu à une ampleur de commentaires divers et souvent intéressants auxquels je ne vois rien ajouter !

Comment manœuvrer avec les parties fantômes pour qu’elles ne hantent pas les échanges et remettent en doute les compromis vivables à long terme ?

Les parties fantômes pour un psychiatre sont ces parties de la psyché, stables dans le temps, inconscientes ou en parties conscientes, refoulées ou clivées, qui viennent hanter le psychisme (rêves, cauchemars, impressions, sensations inexplicables) et agissent la personne plus ou moins à son insu. Leurs origines se situent du côté des secrets de famille ou de traumatisme connu mais inabordable et inélaborable en raison de leur intensité. Dans la perspective de la Négociation Responsable, elles incluent des entités occultes pour la majorité des PP qui agissent et font agir certains acteurs de la négociation, ces derniers étant soit totalement conscients de la présence et de l’action de ces entités (par exemple, mandataires) soit peu conscients de ces entités et de leurs actions (personnes sous emprise). Y sont inclues également des entités totalement conscientes, mais non présentes dans la conscience explicite de certaines PP, comme les parties-fantômes du futur (nouvelles générations, les effets du développement des ressources d’énergie fossiles …).

Il faut bien sûr identifier autant que faire se peut les parties-fantômes au préalable de la négociation, et le moment le meilleur semble celui des pré-négociations, des rencontres en tête-à-tête ou en tout petit groupe afin de préparer la négociation proprement dite. Comment manœuvrer avec ces parties fantômes ? Le premier objectif est de tenter de désamorcer le pouvoir d’action de ces parties fantômes dans le cours du processus de négociation.

Elles peuvent être identifiées essentiellement dans la relation intersubjective. Le négociateur dans les rencontres précédant la négociation (comme le clinicien dans la rencontre clinique) pourra repérer des indices attirant son attention, attitudes, gestuelles, mimiques un peu en décalage par rapport au contenu de l’échange verbal et au cadre de la rencontre, des réactions ou des comportements atypiques dans le contexte.

Dans la relation, on peut alors prendre appui sur l’axe transféro-contretransférantiel, concept issu de la clinique psychanalytique et phénomène bien repérable dans le cadre de la rencontre clinique. Ce phénomène peut être observé et décrypté en dehors de ce cadre restreint car il survient aussi dans les rencontres fortement chargées d’affects, d’attentes, d’enjeux pour le ou les participant(s). Il présente deux volets, celui du « transfert » qui concerne le participant, celui qui est demandeur, auquel le professionnel va tenter de répondre. Il est la traduction du fait que dans les rencontres humaines fortement investies, le déroulé de la dynamique de l’interaction va être modulé, structuré et parfois perturbée par des réactivations d’éléments marquants du passé de la personne, plus ou moins conscients (désirs inconscients, conflits infantiles…), voire à dimension traumatique, vécu dans le présent avec un sentiment d’actualité forte. Du côté du professionnel, le contre-transfert, appelé « contre-attitude » en dehors de la situation analytique va caractériser le vécu du professionnel spécifiquement activé par cette rencontre (pensées, intuitions, affects, fantasmes…). L’attention portée par le professionnel à sa contre-attitude peut apporter des éléments (intuitions, impressions, interrogations, hypothèses… en rapport avec la subjectivité du patient), certes subjectifs mais souvent pertinents pour la compréhension de la suite de l’échange. Le propre d’un sdf est d’entraîner, de la part du porteur et de ses complices, des mesures nombreuses et de plus en plus extensives et rigides de protection du secret, pouvant confiner à la paranoïa. Le système familial perd de sa fluidité, la génération suivante, confrontée à ces zones d’interdit de penser, perd des capacités de raisonnement, d’initiatives, d’exploration ou plus simplement la capacité de poser des questions pertinentes, effets du corset  enserrant le développement de la deuxième génération, et construit par des mesures de plus en plus rigides de protection du secret par la première génération créatrice et porteuse du secret de famille. Globalement, la grande attention portée par le professionnel aux éléments transférentiels observés chez l’interlocuteurs et à ses propres contre-attitudes peut enrichir sa compréhension des enjeux et de la dynamique de la ou des parties prenantes, mais aussi, peut donner des éléments permettant de tenter d’infléchir potentiellement la dynamique de la négociation.

L’idée, voire le fantasme d’un sdf ( secret de famille) pourra venir émerger dans l’esprit du négociateur (ou du clinicien) face à la constellation d’indices repérés chez l’autre et d’impressions chez lui-même. Les thèmes des sdf sont peu nombreux, et portent sur la filiation, sur des deuils non-faits, des agressions sexuelles, des comportements pédophiliques, des pertes de réputation, des scènes particulièrement humiliantes et cachées à la famille, sur un meurtre, un passage en prison… l’approche en est délicate et passe dans un premier temps par l’hypothèse d’un sdf, parfois transmis de façon intergénérationnelle sur plusieurs générations. On peut parler de la constitution d’un objet psychique non élaboré, corps étranger inclus dans le psychisme de l’enfant, y persistant au fil de la vie, objet parfois passant à la génération suivante, avec des effets différents, mais toujours échappant dans un premier temps à la compréhension du sujet. La fidélité observée par les proches à l’égard des sdf, ainsi que celle observée par les générations suivantes renvoient à la loyauté due aux proches et à la famille d’appartenance qui joue un rôle majeur dans la constitution et le maintien de l’identité de chacun. La révélation d’un sdf va non seulement mettre en difficulté, voire en danger, ceux qui y sont le plus directement impliqués (le créateur du sdf, et la personne que le porteur du sdf veut « protéger »),  mais met sous tension tout le système familial avec des risques de déséquilibres parfois graves de l’équilibre familial.

Un secret de famille se manifeste toujours, même s’il est soigneusement cadenassé par le porteur ou le complice du sdf, par des « suintements » (Tisseron, 2011) c’est-à-dire que chez le porteur du sdf, il y a des manifestations de ce qui ne peut pas être dit ou ne veut pas être dit au travers essentiellement d’éléments de la communication non verbale qui échappe pour l’essentiel au locuteur. C’est donc par une observation fine de tout ce qui peut se passer hors langage qui apportera des informations sur les secrets de famille de l’interlocuteur. Le langage, lui, est en généralement parfaitement maîtrisé. Mais moins fréquemment, ce dernier peut apporter des indices intéressants, comme les lapsus qui peuvent être éclairants, les maladresses langagières et les formules « atypiques » qui peuvent trahir des pensées bien différentes de celles énoncées explicitement.

Parfois, ce qui est occulté est un traumatisme, souvent à l’origine d’un secret de famille dont on a affronté les conséquences, qui peut être mis en « quarantaine » souvent extrêmement longue dans une zone clivée de la psyché. Une partie clivée dans le psychisme est une partie séparée de la psyché, qui n’entretient aucune communication avec le reste du psychisme de la personne, à la fois sue (quand le sujet est transitoirement « branché » sur cette partie clivée), et ignorée et non sue (quand le sujet fonctionne en dehors de la partie clivée). Ailleurs, ce sont les conséquences d’un traumatisme connu qui sont niées (tout le monde savait que les déportés de retour avaient subi des souffrances proprement indicibles, mais la plupart des déportés ont décidé de ne rien dire de leur expérience terrible à leurs proches, allant jusqu’à nier que certains de leurs particularités comportementales dérivaient de ce passage dans les camps (Snyders, 1996).

S’il y a des sdf et des traumatismes, plus ou moins refoulés, mais les plus agissant dans la dynamique intersubjective sont « encryptés » au sein de véritables « sarcophages », comme à Tchernobyl, système défensif qui consomme une part parfois très importante de l’énergie psychique de l’individu. Mais, quelques soit l’intensité et la rigidité des défenses psychiques mises en place, le contenu du traumatisme reste agissant.  Soit a minima, et cela provoque des zones un peu opaques dans le fonctionnement cognitif et affectif, à propos desquels les sujets n’auront pas grand-chose à dire à part des propos assez neutres et très distanciés, soit le contenu traumatique occulté exerce une « poussée » vers la conscience qui menace de la submerger. En tout cas, cela peut être la crainte du sujet qui, pour réduire ou empêcher ces émergences dangereuses, va tenter d’agir sur la réalité et s’imposer des réactions comportementales (fuite, évitement, refus d’aborder certains thèmes, perceptions altérées de certains aspects de la réalité, contraintes comportementales en lien avec des tentatives d’éviter la confrontation avec le sdf soit en modifiant ses comportements, soit en tentant de modifier ceux des autres …) afin d’empêcher la confrontation avec les représentations du traumatisme et les risques de réactivation de la douleur intense, voire désorganisatrice qui lui est liée. Dans le cas de groupes, les traumatismes communs ont à voir avec les traumatismes liés au secret d’actualités historiques et peuvent conduire à des fantasmes relativement communs en leur noyau, avec des variations personnelles de chacun.

Les sdf comme les traumatismes peuvent utilement être effleurés, mentionnés, éventuellement explicités, avant ou en cours de négociation, ce qui le plus souvent a des effets à la fois apaisants et simplificateurs de la dynamique de groupe. Mais les conditions de cette mise en lumière de telles parties-fantômes nécessitent beaucoup de précaution.

Quand traumatisme ou sdf sont approchés dans l’échange, l’empathie, la sollicitude et l’appui permet au négociateur (clinicien) qui effleure ou aborde ces zones, plutôt habituellement cadenassées, de développer un lien de confiance et éventuellement d’expliciter davantage ces expériences douloureuses et leurs conséquences, ce qui a des vertus apaisantes sur le porteur de ses souffrances et en diminue l’impact dans la dynamique relationnelle. Mais ces rencontres peuvent être brûlantes et la résonance avec la ou les partenaires est à risque de débordement affectif, d’autant mieux maîtrisable qu’un cadre clair, ferme, stable, et contenant pourra être mis en place au préalable.

Bien différentes me semblent être les parties-fantômes « consciemment ou inconsciemment cachées … protagonistes, dissimulées aux yeux des parties, qui conditionnent les positions et les motivations des négociateurs » (Viau, et al. 2015). Elles sont des acteurs délibérément dans l’ombre et pour lesquels les stratégies des négociateurs doivent être déjà bien élaborées en fonction de chaque contexte. Mais, on peut penser que le dévoilement de ces acteurs de l’ombre ne peut qu’être bénéfique à la dynamique de négociation, entraînant lors du dévoilement une réaction fortement réprobatrice de la majorité des parties prenantes à la négociation et soutenant ses objectifs globaux.

Une place à part peut-être pour les parties-fantômes du futur. Si elles sont « fantômes » c’est bien que notre culture se focalise, se limite le plus souvent au présentisme, au point que la plupart de nos contemporains sont prisonniers du présent, le futur est soumis à un déni sociétal assez puissant, dont les perspectives climatiques actuelles en montrent l’intensité. Or, ces parties-fantômes du futur étaient centrales dans la réflexion et les décisions de la plupart des sociétés traditionnelles en raison de leur souci premier d’assurer la pérennité du groupe. Ce souci de pérennité, impliquant un fort investissement du futur qui structure les actes du présent et ses objectifs, se retrouve dans les grands groupes dont les projets ne peuvent se dérouler que dans le moyen ou le long terme et dans les états nationaux, mais il me semble absent de l’espace de valeurs dans lequel vivent nos contemporains pris par la fascination et le charme du présent que la culture numérique et médiatique impose. Si les parties prenantes du futur sont des fantômes, ce n’est donc pas pour une part, par volonté de les occulter, mais tout simplement parce que la dimension du futur n’a ni consistance ni persistance pour les individus pris dans un présent fait de la répétition d’instants « éternels », se succédant sans continuité ni lien, au plus profond de leur subjectivité. Cela n’exclut pas bien sûr qu’ils puissent envisager les actions dans le futur, mais ce sont plus des mots réduits à leur plus simple expression qui ne me semblent pas avoir grand sens pour eux ni entraîner de conséquences tangibles sur leurs conduites.

Mais, il y a des parties fantômes du futur qui sont ignorées intentionnellement car elles viendraient perturber les projets liés par exemples au développement des énergies fossiles. Le dévoilement me semble moins délicat a priori que celui de sdf, même si la puissance des parties prenantes et les enjeux économiques compliquent beaucoup leur explicitation.

Il nous semble que, comme dans les thérapies familiales, l’objectif est bien d’expliciter les parties-fantômes, pour qu’elles puissent devenir des parties prenantes régies par les règles, engagements et contraintes de tous, les modalités de ce dévoilement dépendent beaucoup de l’habileté des négociateurs et d’une dynamique de groupe propre à contenir les oppositions parfois violentes, les tentatives de coups de force ou des réactions destructrices touchant l’objectif de la négociation.

Une situation intéressante est celle où des fantasmes communs peuvent constituer un territoire commun, à découvrir par la lecture de la cnv, (communication non verbale) et les ratés ou atypicités du langage verbal, lapsus, mots aux significations particulières … L’identification empathique éclaire un peu, mais favorise surtout l’expression d’indices repérables par la lecture de la cnv. Le territoire commun passe par la résonance de fantasmes, donc par une dynamique émotionnelle en accordage, en évitant évidemment le trop d’expressivité et le trop peu.

Qu’avons-nous en commun ? Des problématiques, des fragilités, produit de l’histoire de chacun avec son milieu, qui ont contribué à organiser la construction de notre personnalité, des expériences communes sociales, affectives, traumatiques, des sdf. Ces problématiques spécifiques à chacun pèsent sur nos conduites actuelles avec leurs territoires craints en raison de leur fragilité et de souffrances actuelles (peur de l’intrusion, du risque d’emprise par l’extérieur, menace du retour du refoulé, de l’action de sdf ou de le danger radioactif d’une crypte, côté intérieur), les territoires ou possessions souhaités par le désir, les uns et les autres fortement associés à des affects intenses Mais, à côté de ces zones psychiques conflictuelles, il y a ces territoires appropriés par un long travail psychique de mise en représentations plus ou moins conscientes – certaines représentations mentales peuvent être refoulées -, de tentatives itératives de mise en cohérence,  qui constituent la mosaïque de notre identité, avec ses multiples facettes, exprimées souvent par les différentes identités numériques, et ses caractéristiques plus ou moins affirmées, mais assumées. Ces territoires laissent le sujet plus libre d’organiser une pensée rationnelle et des conduites adaptées à ses objectifs, conscients et inconscients, et tenant le plus grand compte de la réalité sociale comme matérielle. Ce sont des zones psychiques relativement à distance des conflits, au fonctionnement secondarisé (conscients, traduisibles en mots), et où les sublimations réussies permettent d’agir en être rationnel, dans l’altérité et le respect de toutes les composantes de l’écosystème dans lequel il est.

Le risque de remise en question des compromis vivables à long terme est difficile à anticiper pour une part. Des changements économiques, sociétaux peu ou pas prévisibles actuellement peuvent remettre en question l’équilibre du compromis établi aujourd’hui. Mais, en dehors de ces risques peu ou pas prévisibles, il faut pouvoir inclure ici et maintenant le maximum de parties-fantômes prévisibles actuellement. Car c’est l’activation de ces parties-fantômes, jugeant leurs intérêts bafoués qui secondairement ou plus tard, peuvent tenter de torpiller le compromis, espérant gagner davantage par une reprise de la négociation.